Archeror d'Ical vivait très bien avec le passé. Son passé Soléandrin, du moins. Le Cardinal Blanc n'avait jamais aimé la Chambellan. Il l'avait même méprisée. Et maintenant elle était morte. Et il fallait l'enterrer. C'était dommage, en un sens. Le religieux n'en voyait guère l'utilité. L'Obad avait parfois de grands élans de pragmatisme et, dans le cas présent, il aurait préféré la fosse commune et le secret à la cérémonie publique et hypocrite. Mais il savait choisir ses combats, et adapter ses stratégies.
Aussi participa-t-il à l'élaboration des funérailles de celle qu'il avait appelé, fort de son irréprochable moralité, la
Grande Putain. Il s'y prit de haut, avec un profond détachement, observant depuis son piédestal les préparatifs, les allées et venues des gens d'Eras et les courbettes hypocrites des nobles et des notables, soucieux de s'attirer les bonnes grâces d'Eregain. Lui-même se rendit, le troisième jour, auprès de la dépouille de celle qui avait dirigé la Cité pendant des siècles. Les convenances l'exigeaient, et les gens d'Arbros ne dérogeaient jamais aux convenances.
Archeror d'Ical arriva au Palais une vingtaine de minutes avant la fin de la dernière séance d'exposition. Il était accompagné de Kilak et de plusieurs notables du Culte d'Arbros, du Haut Recteur de l'Université, du Grand Archiviste Savater et de la quasi-totalité de l'État-major de l'armée Soléandrine. Tout comme Eregain, le Cardinal donnait une représentation, rassemblait sa clientèle. Qu'il ait pu convaincre les militaires de se présenter constituait, en soi, un tour de force: Angelot n'avait jamais favorisé l'armée régulière, préférant user de la Garde Royale du Palais, et s'était révélée être une meneuse minable dans la bataille, lors des rares occasions où elle avait jugé bon de franchir les murs du complexe palatial. Le haut commandement la haïssait, et tous arboraient une expression impénétrable. Ils accomplissaient leur devoir. Le seul, parmi tous, qui éprouvait sans doute une véritable tristesse, c'était Savater -à moins qu'il fut excellent acteur- : le vieil archiviste se tenait encore plus courbé qu'à l'habitude, sa voix semblait plus éraillée.
Malgré leurs sentiments divergents, tous sortirent -tous, sauf le Cardinal, qui fit déguerpir d'un regard glacial les gardes et officiels affectés à la surveillance du corps. On ne s'opposait pas au Patriarche de la religion Panthéonnique, et les heures établies par le Duc ne s'appliquaient certainement pas au terrible vieillard. L'Obad demeura une demie-heure seul dans la pièce qui accueillait le corps de la Chambellan, avant de sortir, droit et digne. Il partit sans prononcer une seule parole.
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Le lendemain, alors que les hommes d'Eregain amenaient lentement, traversant la Cité, le corps de la Chambellan jusqu'au Quartier des Temples, le Cardinal attendit sur l'esplanade, entouré des hauts dignitaires religieux. L'Esplanade se trouvait en plein coeur du Quartier des Temples. Ce dernier ne suivait aucun plan particulier, les divers édifices s'étant développés en des âges différents, et chacun affichant une architecture particulière. Le Cardinal, néanmoins, lors de sa Dictature, avait entrepris de grands travaux, faisant jeter à terre les temples anciens et païens -comme celui dédié à Baptistus. Il avait ainsi dégagé un large espace, qu'il avait préféré laissé vide. Il l'avait fait paver, bien entendu, et de savantes mosaïques s'y déployaient. Sept avenues -plus ou moins droites- y aboutissaient. Chacune, juste avant de déboucher sur la place, se séparait en deux voies plus petites, le centre étant occupé par une statue de l'un des Sept. Au centre de l'esplanade, on retrouvait une estrade surélevée, qui sur l'une de ses faces présentait un large escalier, et sur les trois autres des portraits des dieux -pas uniquement les Sept, cette fois.
C'est sur cette estrade que le Cardinal attendait l'arrivée du cortège. Il était entouré par une importante marée humaine, mais ce que l'on voyait surtout, rangées de chaque côté de l'estrade, c'étaient les robes des prêtres: le rouge d'Eras, certes, mais aussi, en nombre, les robes vertes et marrons des gens d'Arbros.
Les cloches du Quartier sonnaient lugubrement, marquant chaque minute: elles avaient commencer à retentir au moment même où le cortège quittait le palais, et ne devaient s'arrêter que lorsque la dépouille de la Chambellan atteindrait. Ce n'était pas un concert grandiose: seulement un sombre glas. Ces funérailles n'étaient pas une fête, mais Archeror avait refusé de se passer des cloches. L'attente serait marquée, comme il convenait. Tous retenaient leur souffle...